La belle Mme Lebigre lui parut superbe, en robe de soie, les cheveux frisés, prête à s'asseoir dans son comptoir,
où tous les messieurs du quartier venaient lui acheter leurs cigares et leurs paquets de tabac. Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. Derrière elle, la salle, repeinte, avait des
pampres frais, sur un fond tendre, le zinc du comptoir luisait; tandis que les fioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs. Elle riait à la claire matinée.
A sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenait toute la largeur de la porte. Jamais son linge
n'avait eu une telle blancheur; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s'était encadrée dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grand calme repu, une tranquillité énorme, que rien ne
troublait, pas même un sourire. C'était l'apaisement absolu, une félicité complète, sans secousse, sans vie, baignant dans l'air chaud. Son corsage tendu digérait encore le bonheur de la veille;
ses mains potelées, perdues dans le tablier, ne se tendaient même pas pour prendre le bonheur de la journée, certaines qu'il viendrait à elles. Et, à côté, l'étalage avait une félicité pareille;
il était guéri, les langues fourrées s'allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air
désespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans la cuisine, accompagné d'un tintamarre réjouissant de casseroles. La charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les
bandes de lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre les marbres, mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe du ventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa charrue digne,
donnait aux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de forte mangeuse.
Puis, toutes deux se penchèrent. La belle Mme Lebigre et la belle Mme Quenu échangèrent un salut d'amitié.
Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille, pris de colère à les voir si bien portantes, si comme
il faut, avec leurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d'une voix fâchée:
"Quels gredins que les honnêtes gens!"
Emile Zola, Le Ventre de Paris, fin, 1873.