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le cahier blanc
Aurélien Delsaux
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"Amis de mon pays, au Brésil ou dans le monde, la France tiendra bon. La France, comme on dit, tiendra le coup. La France a cédé sur le plan national, non pas que la tâche dépassât ses forces, mais précisément parce qu'elle était au-dessous, qu'elle ne lui permettait pas d'utiliser à plein ses ressources, en un moment de l'Histoire où une grande nation doit réussir coûte que coûte à s'engager tout entière ou périr étouffée. La civilisation moderne, je veux dire l'état de choses auquel on donne ce nom, mais qui n'est que l'ensemble des valeurs humaines mutilées et déplacées, mise à la mesure d'une humanitée despiritualisée, a inventé cette forme particulièrement abject d'avarice collective qu'on appelle le nationalisme, exploitation de l'idée traditionnelle de patrie - préalablement vidée de toute signification religieuse - aux fins d'une concurrence économique impitoyable. Depuis près de deux siècles, la France - réduite à n'être qu'une usine entre d'autres usines, condamnées chacune à fabriquer de plus en plus, jusqu'à ce que l'écrasement des usines rivales devienne une nécessité immédiate et absolue, la production sans frein aboutissant logiquement à la destruction sans mesure - se trouve condamnée à vivre ainsi en vase clos, incapable de remplir sa vocation universelle, usant lentement ses forces, son courage et son génie à une besogne indigne d'elle. Car l'Histoire retiendra certainement le fait de la collaboration allemande ou russe, mais cette collaboration n'est que l'aspect national de cette autre collaboration d'une signification historique mille fois plus grande, celle de la plus vieille, de la plus illustre chrétienté d'Europe, héritière d'Athènes et de Rome, avec une civilisation qui n'a qu'en apparence le caractère d'une expérience originale, qui feint de créer lorsqu'elle retranche ou mutile, à la manière d'un imposteur qui voudrait faire prendre pour un nouveau type d'homme l'homme castré. Je répète que la civilisation moderne n'est qu'une colossale entreprise en vue de distraire à tout prix, par des inventions mécaniques, une humanité trop récemment amputée, pour ne pas souffrir de l'organe qu'elle a perdu. Sa machinerie la distrait - "distrahere". La distraction devenue nécessité la pousse à multiplier sa machinerie, cercle infernal que rien ne semble devoir rompre jusqu'à que ce soit définitivement tarie cette vie intérieure, qui faisait de l'homme un animal religieux. Mais déjà les esprits réfléchis observent à travers le monde les premiers symptômes d'une Révolution, la plus grande révolution de toutes les histoires, ou pour mieux dire l'unique Révolution de toutes les Histoires, celle dont les autres ne furent qu'une pâle image généralement méconnaissable, celle de l'homme créé à la ressemblance et à l'image de Dieu, contre la matière qui sournoisement, de siècle en siècle, prévaut lentement contre lui, alors qu'il se donne l'illusion de l'asservir. Amis de mon pays, c'est en France que cette Révolution aura sa tête et son coeur. C'est par elle que la France sera demain, comme elle ne le fut jamais, la tête et le coeur d'une humanité renouvelée."
Georges BERNANOS, Lettre à Gaston Gallimard, préface à Chemin de la Croix-des-Âmes, 1947.
pitié condamnés d'autrefois
liés aux cloches cathédrales
pitié glas volées d’Angélus
douze coups de minuit pitié
cloches de Moscou
cloches de l'Oural
et de Sibérie
cloches de Nijni
blasphémateurs bougres sorciers
diables gauchers fous hérétiques
corps qu’on pend crânes qu’on rend sourds
condamnés d'autrefois pitié
cloches de Moscou
cloches de Berlin
cloches de Beyrouth
cloches de Nijni
tintent toujours à mes oreilles
grand bourdon de vos Glorias
prénoms qui la nuit me réveillent
Smeralda Lara Lorelei
cloches de Moscou
et de Notre-Dame
et de Saint-Denis
cloches de Nijni
que tout se taise et la nuit tombe
enterrez loin le coeur qui bat
graine d'arbre forêt profonde
où neige à nouveau tombera
cloches de Moscou
cloches de Dehli
cloches de Saint-Jean
cloches de Nijni
redescends-moi du haut clocher
rends-moi raison pays amour
femme maison âme ma vie
mon beau vertige qui je suis
cloches de Moscou
cloches de Paris
cloches d'Orléans
et de Beaugency
âme à qui je parle prisonnier de moi
le bois mort fait au feu
chants d'oiseaux bruissements d'ailes
toi brûle pareil flammes du sang oiselles
rechantant chaque feuille
sans promesse de printemps
"Tout écrivain classique est bilingue: maîtrisant la langue normée, connaissant la langue populaire; ayant une oreille pour la langue en ses beaux habits du dimanche, et l'autre pour la langue du bistrot; une pour la langue de Paris, l'autre pour la langue de son pays; l'une pour la langue du maître, l'autre pour la langue des nounous - avec ses chansons, son accent, ses fautes - autrement dit: son génie.
Ainsi seulement peut-il être conscient de la règle et de l'écart, de la grammaire officielle et de la grammaire parlée; ainsi prend-il la mesure non seulement de la largeur de la palette à sa disposition, mais aussi (qu'il use ou pas de l'étendue de cette palette), mais surtout: de la vie de la langue dans la langue, de ce même esprit animant des millions de bouches, de la force de cette âme qui n'appartient à personne et qu'il devra pourtant faire sienne, faire neuve."
Elie de LANSUREAUX, L'Illusion classique, Deuxième partie, éditions Bacchantes, 1957.